mercredi 23 octobre 2013

Les éperons maudits : un dernier extrait pour la route !



Après Sortie Lens-Est 

et 







Eric Lefebvre signe Les éperons maudits, troisième enquête de son duo

Kabbalevski-Miss Vanpeper ! 





EXTRAIT III

Aelskönighof était un estaminet perdu quelque part entre Steenvoorde et Watou.

Un estaminet à cheval sur la frontière.

Celle-ci passait théoriquement entre le bar et la salle de restaurant. Le comptoir était en France et les tables en Belgique. Le précédent proprio l’avait matérialisée par un large pointillé blanc pour amuser les clients, mais depuis qu’il présidait aux destinées de l’établissement, c’est-à-dire depuis quinze bonnes années, Joos De Schepper l’avait effacée pour signifier à tous, y compris à ceux qui n’étaient pas contents, que son auberge était située dans un seul et unique pays : la Flandre. D’ailleurs tout respirait la contrée d’Ulenspiegel : la carte était flamande, la bière était flamande, la déco était flamande et les idées farouchement flamandes.

Vingt heures allaient sonner au cartel en bronze qui décorait l’imposante cheminée rustique. Fidèle à son habitude, Joos avait préparé une bonne flambée pour ses invités car dehors, le temps n’était pas à la fête. Une méchante bise balayait la plaine de son haleine glacée et lançait ses sifflements lugubres à l’assaut des granges. De lourds nuages sombres roulaient et couraient à toute vitesse vers l’ouest. Le long des becques, les saules têtards se serraient les uns contre les autres en bruissant plaintivement tandis que leurs compagnons de misère, les aulnes noirs, guère mieux lotis, grelottaient en cadence. Cependant, des cohortes de petits rongeurs s’apprêtaient quand même à tenter leur chance pour trouver leur subsistance, malgré la présence des rapaces nocturnes qui affûtaient leurs serres en silence.

À l’estaminet, ce soir se tenait une réunion importante. L’affichette Gesloten apposée sur la porte d’entrée indiquait clairement aux téméraires qui auraient bravé le vent glacial et la pluie pour un waterzooï ou un potjevleesch que la soirée était réservée. Sans même l’avoir remarquée, Bart Van Bever frappa deux fois sur le carreau fumé de l’huis et entra dans la foulée. Il accrocha son manteau de laine à une patère et tout en soufflant dans ses mains pour les réchauffer avisa la grande table de chêne qui avait été dressée au milieu de la salle.

Il chercha les jumeaux des yeux, ils n’étaient pas encore arrivés. Jamais à l’heure ces deux-là !

Au premier plan, Paul Lieten consultait des notes et releva le visage à son entrée. Des cheveux blancs, coupés court, encadraient un visage sévère. C’était le plus âgé de tous, le théoricien, celui qui arbitrait les conflits, une espèce de sage qui préférait largement exercer son influence dans l’ombre plutôt qu’en pleine lumière. Né à Wormhout en 1929, il avait fait toute sa carrière de prof de néerlandais dans un collège catholique de Furnes. Ancien de la Volkunie, il y avait adhéré dès sa création en 1954, et depuis quarante ans, il avait été de tous les combats du mouvement flamand. Plus tard, lorsqu’il y avait eu la sécession avec l’aile droite du parti et la création du Vlaams Blocks en 1978, il avait cru à un renouveau, avant de prendre progressivement ses distances avec la droite de la droite pour se rallier à une vision plus libérale du devenir flamand. Et même s’il s’était retiré depuis longtemps du militantisme actif, son prestige restait important.

Van Bever l’avait sollicité pour l’aider à bâtir un projet politique et il avait accepté avec enthousiasme. Ce serait, il le savait, son dernier combat et il n’entendait pas le rater.

À ses côtés, Rick Vandenabeele lui adressa un petit signe de tête amical. On l’appelait le Fransquillon, car il était né à Werwicq-sud, pas de bol, un jour où sa mère était allée rendre visite à une tante de l’autre côté de la Lys, mais il s’en foutait. Il s’occupait des finances et à ce titre avait adopté le look anti-comptable absolu : blouson et pantalon de cuir clouté, tee-shirt Metallica, piercings d’oreilles et d’arcades sourcilières, pendentif à tête de mort, rouflaquettes taillées en pointes et de longs cheveux blonds tombant sur les épaules. Sinon, des yeux rieurs et un sourire à toute épreuve. C’était lui le plus jeune et il ne demandait rien d’autre que d’être accepté tel qu’il était.

Malgré quelques grincements de dents de la part des anciens, Van Bever l’avait recruté. Il le trouvait sympa et surtout efficace, prouvant qu’on pouvait être adepte du trash metal, mais aussi rigoureux dans ses comptes.

Lui faisant face, Karel De Vriendt, dont la masse imposante occupait presque deux chaises, était absorbé par la lecture du quotidien flamand Het Laatste Nieuws. Pour ses amis, c’était Rundskop, Tête de bœuf. Un cou, des épaules, des cuisses, des mains gigantesques, tout chez lui était hors norme. Une épaisse chevelure poivre et sel dominait un visage dur et fermé, à peine égayé par une moustache encore noire et bien fournie. Une fois qu’ils vous avaient harponnés, ses petits yeux bleus, presque gris, ne vous lâchaient plus et avaient le don de vous mettre si mal à l’aise qu’au bout de quelques secondes, vous finissiez par vous demander si vous n’aviez pas fait une connerie.

Il dirigeait de main de fer une entreprise de BTP et s’était bombardé directeur de campagne du Parti Unifié Flamand. Il s’occupait plus particulièrement de la logistique : un meeting sous chapiteau à monter dans la semaine, c’était pour lui ! Organiser un point de presse en extérieur au pied levé, c’était pour lui et dégoter quelques centaines de manifestants dans un défilé le week-end, c’était encore pour lui ! Aux yeux de BVB, c’était donc un homme précieux qu’il connaissait de longue date, plus subtil qu’il n’y paraissait, qui avait de l’entregent et surtout un carnet d’adresses bien fourni des deux côtés de la frontière.

Un peu plus loin, Jeff Claes relisait lui aussi ses notes. Grand, mince, pour ne pas dire maigre, son visage taillé à coups de serpe prolongeait un cou démesurément long et accueillait une petite touffe de cheveux blonds sur le haut du crâne. Comme une asperge sauvage trop vite sortie des dunes au printemps. Il dirigeait depuis trois ans Nova Flandria, une radio qui émettait depuis Cassel à la fois en français, mais surtout en flamand. Créée par le groupe BVB, c’était un des pions essentiels dans sa stratégie de conquête du pouvoir. Claes s’occupait également du marketing et des relations avec la Presse.

Il avait déjà rallié un certain nombre de personnalités à la cause et prospectait tous azimuts dans les milieux politiques, artistiques, folkloriques, associatifs et bien sûr d’affaires.

Tout un lobbying à mettre en place !









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