mardi 14 septembre 2010

Fou contre tour ? Troisième extrait !


En attendant de retrouver Drassir et Jasmina (sans oublier Rokovski, Steenmann and co), voici le troisième et dernier extrait de Fou contre tour !

Bonne lecture à toutes et tous!

Riffle Noir

Extrait 3


Jasmina s’était levée de bonne heure. Plus vraiment de franches insomnies mais des réveils tôt, sur le coup de 5h00. Elle s’éclipsa, nue, hors du lit, sans faire de bruit. Elle dormait toujours nue et glissait une robe de chambre molletonnée dès qu’elle avait atteint la salle de bains. L’homme avec lequel elle partageait sa couche expectorait des petits ronflements, plus doux, ça le faisait à chaque fois qu’il diminuait sérieusement sa consommation de vin. Il était rentré tard du club, hier soir. Elle avait regardé un navet sur la Une, elle qui autrefois aimait tant la lecture, c’est bien simple, elle était toujours dans les livres. Au collège, elle avait lu tome après tome, un peu comme l’Autodidacte de Sartre, la collection complète des Rougon-Macquart, dans l’ordre de la parution d’époque. Une publicité sur papier glacé vantait les mérites de cette sélection destinée aux bibliophiles ! Quelques extraits, la bibliographie de Zola, un visuel doré de la couverture mouchetée de quelques motifs noirs, des facilités de paiement, de quoi convaincre les parents pas franchement dans l’aisance mais prêts à tout pour l’éducation de leur fille, l’envoi mensuel d’un lot de deux livres parmi la quarantaine de volumes et voilà après deux ans l’histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire dans leur totalité depuis la Conquête de Plassans jusqu’à La Débâcle de 70.
Mais aujourd’hui, elle n’avait plus de goût à rien. La journée, elle se languissait, en arrêt maladie depuis six mois, le soir, elle avait sa séance de luminothérapie. Drassir rentrait, elle était absente, elle revenait, il s’était envolé, son satané club d’échecs, ses tournois à n’en plus finir qui l’occupaient également tous les week-ends l’abandonnant seule à seule avec sa maladie, ses tranxènes, ses atarax. Une rage l’envahissait, des flots de larmes sèches la gonflaient sans trouver à s’épancher ! Elle aurait eu envie de tout casser et par-dessus tout cette horrible collection de papillons qu’il avait soigneusement épinglés, étiquetés et encadrés jusqu’à former une ribambelle de lépidoptères flanqués au mur de son bureau sans la rédemption d’un coup d’aile ivre. Ces tableaux soi-disant chatoyants qu’il pouvait admirer pendant des heures enfermé dans la pièce prévue pour être à l’origine la chambre de leur enfant. Jasmina se massait alors le ventre en signe de conjuration, ce ventre stérile qui n’avait rien donné comme un arbre sec. Elle le massait de plus en plus violemment jusqu’à s’en faire mal, jusqu'à le frapper ensuite du poing, les sanglots enfin libérés mais la tête lui battait tellement qu’elle se serait cognée contre une brique à se défoncer le crâne. Sa dépression avait commencé au bureau lentement, un bureau de mairie où elle assistait les services techniques de la ville. Une nouvelle embauchée plus raciste qui s’en cachait peu auprès d’elle répétait sans cesse des phrases allusives sur la natalité galopante des minorités, aux visées invasives, au sujet du ventre des femmes comme prescrit dans le Livre pour la prise du pouvoir… Toute cette diarrhée verbale l’avait mise K.O. Elle pleurait en douce aux toilettes. Puis, la maladie s’était insidieusement installée, goutte-à-goutte, jusqu’à consulter le docteur Roman qui commença par prescrire des médecines douces d’abord pour assurer les nuits, ensuite pour déstresser le jour, puis des drogues de plus en plus assommantes jusqu’à cette grave crise il y a six mois, une tentative de suicide, un appel au secours désespéré, le recours à la mort comme ultime délivrance. L’homme qu’elle avait aimé autrefois, à se tuer pour lui, avait moyennement compris, endurci par les épreuves de la vie et par les affres de son métier.
Lorsqu’elle se levait comme ça, elle restait longuement en bas dans le salon, à regarder par la vitre de la bibliothèque quelques Pléiade, des cadeaux qu’elle s’était octroyés. Elle regardait la tranche striée de fines lignes dorées à l’or fin 23 carats, des ouvrages reliés en pleine peau ! Elle se posait maintenant la question de savoir ce qui l’avait tellement attirée dans le français. Cette langue riche qui n’était pas celle de son sang mais qu’elle respectait pour être née en France et pour aimer ce pays comme n’importe quel autre Français. Cette motivation des parents maintenant en allés qui avaient compris le sens que portait l’école de la République et s’étaient fait un point d’honneur d’estomper les racines sans les nier et ne parler à leur fille qu’en français. Ils lui avaient inculqué l’arabe dans l’esprit d’un enrichissement non d’un symbole ou d’une transmission obligée. Mais à quoi rimait tout ça ? Elle écrirait. Elle dirait au monde toute sa souffrance, à la France toute sa bêtise et son inculture actuelle. Et puis, non, une Arabe ne pouvait pas écrire encore moins être publiée, surtout avec le style un peu trop précieux, un tantinet désuet, qu’elle se reconnaissait pour avoir essayé quelquefois. Un langage de banlieue relâché, exotique, cela aurait pu peut-être passer. Au reste, sa souffrance, on s’en foutait ! Ou alors elle peindrait... Elle, peindre ? Elle n’a jamais su tenir un crayon de dessin. Alors, un pinceau, pensez donc ! Sans doute n’avait-elle plus grand-chose à faire au monde, son âme malade ne savait plus dicter au corps les ordres nécessaires pour occuper une place utile. Une place utile… C’était ça le problème, son travail de fonctionnaire l’ennuyait, sa stérilité la minait, son couple battait de l’aile… Ses parents l’avaient laissée, seule, fille unique, et reposaient au carré musulman. Un frisson la parcourut de pied en cap : Allah [la] regardait, froid comme un dieu de marbre.
Elle se fit un thé citron. L’eau frémissante directement dans le micro-ondes, orpheline de samovar, c’était bien une invention de l’Occident : peu de respect pour l’eau. Qu’elle leur vienne à manquer, tiens, et ils verront. Mais sa force à maudire comme le reste de son être étaient tellement diminués par les prises de médicaments. Penser la fatiguait plus que tout. Elle finit par se rendormir sur le canapé du salon.

2 commentaires:

  1. C'est bien écrit, propre. J'aime ce qui est en bon français, compréhensible pour tous ; sinon, il ne sert à rien d'écrire ; on a envie de vous lire, mais je ne connais pas la trame. Courage et bonne chance !

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  2. Merci à vous, c'est très apprécié!
    Pour la trame, vous pouvez la découvrir sur la page intitulée "Fou contre tour, de Richard Albisser" dans la partie "l'essentiel" de ce blog (à gauche des billets). Il y a aussi le site des éditions du Riffle (http://www.leriffle.fr/accueil.php) où un résumé vous attend.
    Au plaisir de vous relire!

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